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Heinz Wismann - Conférence - Fondation Charles Veillon

Conférence du lauréat

Prix Européen de l'Essai Charles Veillon 2012

Par Heinz Wismann
 

Pour une éducation européenne: la question des langues.

L'enseignement approfondi des langues, souhaitable à grande échelle, est d’abord un enjeu éducatif européen; il est la condition d'une collaboration réussie entre des sociétés aux traditions différentes.

Or la langue n'est pas seulement un code, un support permettant à un message d'arriver à destination. Elle est d'abord une culture, à savoir un milieu historique, où chacun élabore ce qui compte pour lui et cherche à faire émerger quelque chose comme une identité, dans une construction infinie, toujours ouverte, par laquelle il se projette dans l'avenir. La perspective ne peut donc être qu'interculturelle. Mais l'accès à l'interculturel passe nécessairement par la langue maternelle en tant que langue de culture, irréductible à toute autre.

Une langue de culture n'est pas un bastion fermé ou une arme de guerre. Elle n'incite pas au particularisme. Apprise, dans sa dimension innovante qu'est sa dimension historique, elle donne une idée de la dynamique par laquelle se sont formées les différentes cultures européennes et mondiales, ce que ne permet justement pas l'emploi de la langue comme simple langue de service.

Prendre le parti des langues de culture implique une conception élargie de la langue. Si elle est culture, il faut considérer que ses variations, non seulement dans le temps, mais aussi dans l'espace, font intrinsèquement partie de la langue, qu'elles ne puissent être prises comme des événements secondaires et accidentels, voire comme des dysfonctionnements, que la science du langage pourrait négliger, en prétendant débarrasser son objet de tout ce qui vient perturber une communication réussie.

Le travail sur la langue comme langue de culture offre à l'individu la possibilité de se situer par rapport à l'ensemble des mondes institués qui forment sa culture. La langue donne accès, face aux opacités du monde contemporain, à une existence autonome, non dépossédée d'elle-même. L'école de la langue, soumettant l'élève à un effort de déchiffrement, enseigne à sortir de soi en affrontant des énoncés d’abord obscurs, et par le fait même de se demander "ce que cela veut dire", enseigne aussi à se réapproprier le sens proposé.

La langue a ainsi une fonction émancipatrice et d'épanouissement, qui en fait un enjeu majeur de la lutte contre l'échec scolaire. Elle en est le passage obligé. La priorité dévolue à la langue n'a pas de finalité élitiste, mais vise au contraire la promotion d’une communauté réelle.

La conception de la langue comme langue de culture pose alors la question de la place de la culture dans la construction européenne. La culture ne peut être définie comme un "supplément d'âme" qui laisse tout le reste en place. Si elle est envisagée dans sa dynamique, à la fois historique et ouverte à une démarche vraiment critique, c'est-à-dire armée de toutes les possibilités inédites qu'offre un recours intelligent et libre au passé des langues et des cultures, elle apparaîtra comme la condition du succès des intégrations économique et politique du continent.

Ce niveau d'intégration par la culture ne vient pas "en plus". Il conditionne la réussite des deux autres.

Toute forme d'intégration politique quelle qu'elle soit, requiert un niveau culturel: le monde commun des citoyens européens ne peut être seulement fonctionnel, c'est-à-dire technique, économique, et se traduire par une langue imposée à tous, qui serait également la langue commune des institutions, reléguant rapidement les langues de culture européennes au rang de dialectes. Ce projet, sous-jacent à beaucoup d'initiatives, n'est pas digne de l'Europe. Si notre monde doit être un monde partagé, il doit se référer à des valeurs reconnues qui orientent les discussions et les choix. Même le débat passionné sur les différentes formes d'intégration politique n'a de sens qu'en ce qu'il renvoie à des expériences historiques mises en forme par les cultures. Les valeurs politiques ne sont pas "hors histoire", elles proviennent des traditions normatives élaborées, différemment, par les sociétés européennes ou les groupes qui les composent. Pour parvenir à des valeurs politiques communes, ces sociétés ont à comparer, à discuter leurs traditions de manière à définir ce qui, en elles, peut valoir pour l'ensemble des partenaires.

Pour l'intégration politique et juridique, elle ne peut trouver une légitimité reconnue que si elle s'appuie sur la confiance des individus, si ceux-ci sont suffisamment motivés pour faire, éventuellement, des sacrifices en faveur d'autres individus qui n'appartiennent pas à leur espace national familier. Une culture politique est ainsi à construire. La politique n'est pas fondée sur elle-même, sur sa propre efficacité. Elle repose sur des univers de convictions, et d'aspirations qu'elle transforme en normes valant pour tous. C'est en ce sens qu'elle est autonome, par cette transformation.

Mais le niveau culturel conditionne aussi l'unité économique. Celle-ci ne s'est pas faite mécaniquement, mais au terme de longues concertations entre les représentants des États, qui ont procédé à une intégration qui fut plus négative que positive, puisqu'elle a surtout consisté à supprimer ce qui pouvait entraver la libre circulation des biens et des personnes. C'était donc bien un modèle culturel qui montrait son efficacité : la libération, la décision de ne plus fermer les sociétés, quitte à sacrifier des parties importantes de ces sociétés, ne s'est pas faite par la force des choses : une culture qui se pensait comme "moderniste", qui avait une longue tradition d'analyses et d'argumentations, s'est imposée dans les années d'après-guerre. Or, elle se discute en tant que telle, en tant que recours à des valeurs ciblées, et, surtout, en tant que manière de décider de qui est "réel".

Quand on invoque la "force des choses", pour justifier activement, par sa propre impuissance, une politique qui s'y conforme, c'est qu'on décide que la réalité consiste exclusivement en cette "nécessité" objective que l'on se donne pour loi. Or, le niveau de réalité qui a ainsi été désigné et reconnu comme étant déterminant, décisif, et donc, d'une certaine manière, plus réel que les autres, à savoir le marché, n'est que partiel : il n'englobe pas les dimensions des sociétés qui échappent aux tractations strictement économiques (éducation, santé, défense, politique) et sans lesquelles le marché ne pourrait s'instituer. Il ne peut valoir comme absolu. Les sociétés sont ainsi amenées à interroger les relations possibles entre ces différents niveaux de réalité que sont les échanges économiques, les normes juridiques et politiques et les valeurs culturelles, et à décider de la forme que ces relations peuvent prendre. Sinon, elles s'enferment dans une guerre des mondes (économie contre politique, contre culture, etc.) et dans des exclusives peu respectueuses de la complexité intrinsèque des sociétés contemporaines. Elles sont par la même inactuelles.
L'éducation et la culture ne peuvent être des programmes européens que si elles se mesurent à leur véritable enjeu. C'est-à-dire si elles ne sont pas prises comme des positions de repli, venant adoucir un peu, compenser, les duretés d'un monde économique globalisé, mais si, en relation étroite avec l'ensemble du dispositif européen, dans toutes ses dimensions, elles servent de lieu permettant de réfléchir sur sa complexité et d'y donner accès.

De ce point de vue, on peut dire que la convention internationale sur la sauvegarde et la promotion de la diversité des expressions culturelles, et le processus qui a conduit à son élaboration et à son adoption par l'Assemblée générale de l'UNESCO le 20 octobre 2005, puis à sa ratification est tout à fait exemplaire. Mais elle n'est qu'une étape qui doit au plan européen se développer dans un processus plus général de reconstruction et de renaissance culturelle de l'Europe.

Un point de départ possible est le constat que les cultures nationales européennes ne se sont pas construites indépendamment les unes des autres. Les singularités se sont affirmées par contraste, dans des relations souvent obtuses et violentes, dans des conflits entre formes religieuses, entre religion et savoir, entre systèmes politiques, entre classes sociales et entre emprises économiques concurrentes. Mais en raison même de ces luttes, chaque culture européenne porte les marques de son interprétation des autres cultures. Ce souci d'une confrontation et d'une interprétation réciproque était commandé par les besoins du moment, selon les influences, selon les rapports de force entre les sociétés, les volontés de démarcation, d'imitation ou de suprématie. Une proximité résulte de ces échanges.

Elle se fonde, historiquement, non sur la simple coexistence au sein d'un espace délimité et convoité, mais sur le fait que l'élaboration des cultures nationales, dans leurs contrastes, avait un même terrain historique. Toutes ces cultures se sont construites par le travail qu'elles ont accompli, différemment, sur un héritage partagé, antérieur à la division de l'Europe selon les confessions religieuses et les nationalités. Ce terrain a été l'Antiquité grecque et romaine, dans ses phases classiques et dans ses phases tardives, avec la synthèse que le christianisme grec ou latin a tenté d'opérer entre tradition classique et tradition juive. Ce passé hérité, toujours reconstruit, recomposé, déformé, suscitant des appropriations, des recompositions nouvelles, sur le plan juridique, politique, religieux ou esthétique, a servi de matériau pour un immense travail de civilisation. Les langues de culture se sont façonnées progressivement par leur relation au latin et au grec, relation pas seulement héritée, mais reconstruite, rétrospective, aussi bien pour les langues d'origine latine que les autres. L'Antiquité a été par là l'occasion d'une longue série de Renaissances : ce n'était pas un patrimoine géré en commun, mais la matière d'une tradition diversifiée et innovante. Les différents retours aux Anciens qui ont ponctué l'histoire de l'Europe ont été l'instrument de modernisations radicales, qui ont changé le paysage culturel du continent. Une même référence historique traitée sur des modes divers et souvent fortement contrastés a servi de base, jusqu'au milieu du XXe siècle, à l'élaboration des différentes cultures nationales.

Une autre approche consiste à dire que l'Europe n'est pas la "fille aînée" de l'Antiquité : les traditions juives et arabes ne sont pas moins imprégnées de cette culture qu'elles ont recomposée, interprétée. Elles sont par là entrées en discussion avec les cultures "européennes". Cela (qui est souvent oublié par les défenseurs de l'humanisme classique) ne fait que souligner la nature interculturelle de la relation à l'Antiquité. La tradition qui nous rattache à cette culture "autre" n'est pas qu'occidentale.

Cette redécouverte et cette réappropriation de l'Ancien et de ses interrelations avec les cultures méditerranéennes pourrait fournir les moyens d'un rebond de l'identité européenne, identité qui n'est pas un donné, mais qui doit se penser comme un processus inachevé, à déployer dans une perspective ouverte, comme pratique d'une interculturalité progressive. Cette réappropriation serait aussi un facteur d'intégration dans les sociétés actuelles : la reconnaissance mutuelle ne passe pas seulement par le seul respect des différences, dans une ignorance confortable, mais par la reconstruction de la genèse de ces différences issues d'un terrain historique commun.

Un « tronc commun d’éducation européenne » devrait ainsi être centré sur la question des langues. Il peu se concevoir comme la réunion de trois axes, en un nouveau trivium, un cursus en « trois voies », correspondant aux trois principaux types d’usage de la langue qui animent les cultures.

- les langues comme langues maternelles, vivantes, où se sont déposés les expériences des individus et des sociétés au cours de leur histoire et les ressources sémantiques permettant l’interprétation des situations historiques et la formulation de projets,

- les langues formelles des sciences de la nature, dont la formalisation mathématique fournit le modèle,

- les langues plus ou moins formalisées (terminologiques) des sciences ayant pour objet les relations interhumaines : sciences historiques, sciences sociales, sciences économiques, sciences juridiques.

Comme le but est de permettre aux citoyens européens de s’orienter dans la culture contemporaine, marquée par l’utilisation différenciée de ces types de langage, l’axe central de ce trivium devrait être constitué par l’études des langues de culture (au pluriel), envisagée d’un point de vue interculturel. C’est cette étude, en effet, qui met les apprenants en situation de "sujets historiques", c’est-à-dire capables de déchiffrer des univers de sens différents et d’évaluer la nouveauté et la singularité d’une situation. Cela les aide à s’arracher à toute forme de dogmatisme: face à un texte issu d’une tradition culturelle, même de la nôtre, rien ne nous est d’emblée donné. Pour en saisir le sens et en percevoir la particularité, nous devons nous donner une connaissance des usages plus anciens de la langue à partir duquel un tel texte a été formulé.

La maîtrise des opérations assurant la compréhension des univers de sens variés que procure l’étude des langues de culture établit un lien fort avec les deux autres branches du trivium, à savoir l’étude des langues formalisées, tant dans les sciences de la nature que dans les sciences de l’homme et de la société. Ces trois formes de culture sont indissociables dans le monde contemporain, même si les langues naturelles détiennent le privilège de nous préparer à la compréhension et de nous permettre de la prolonger dans le débat.

La découverte de la langue maternelle dans son développement historique vaut d’abord pour elle-même, puisqu’elle nous éclaire sur notre propre tradition langagière, sur notre culture. Mais comme geste de mise à distance, d’ "estrangement" dirait Montaigne, elle a une valeur plus générale et vaut pour le rapport aux autres univers linguistiques. Elle sert de propédeutique à l’ouverture sur d’autres langues: sur les langues vivantes d’autres cultures, mais aussi sur les langues formalisées qui entrent massivement dans les cultures actuelles.

 

Publié par la Fondation Veillon le 29 septembre 2013